La Belle et Tristan
— MAIS, Belle, pourquoi avez-vous fait cela ? chuchota le Prince Tristan. Pourquoi avez-vous désobéi de propos délibéré ? Vouliez-vous être envoyée au village ?
Tout autour d’eux, dans le chariot en marche, les Princes et les Princesses poussaient de faibles plaintes inarticulées et pleuraient sans retenue, en proie au désespoir.
Mais Tristan était parvenu à se dégager du cruel petit mors de cuir qui l’avait tenu bridé, et il l’avait laissé tomber sur le plancher. Et la Belle, faisant aussitôt de même, se libéra de ce méchant accessoire en s’aidant de la langue et le cracha loin d’elle avec une délicieuse expression de défi.
Après tout, ils étaient des esclaves condamnés, alors quelle importance ? Leurs parents les avaient remis à leur Reine, en guise de tributs, tout nus, et, pour la durée de ces années passées à son service, on leur avait dit d’obéir. Mais ils avaient failli. Dorénavant, ils étaient condamnés à un rude labeur et à ce que des gens du peuple fassent d’eux un cruel usage.
— Pourquoi, Belle ? insista Tristan.
Mais à peine avait-il posé de nouveau cette question qu’il couvrait de la sienne la bouche offerte de la Belle, et la Belle, debout sur la pointe des pieds, ne put que recevoir ce baiser, l’organe de Tristan soulevant son sexe humide qui avait désespérément faim de lui. Si seulement ils n’avaient pas eu les mains attachées, si seulement elle avait pu le serrer dans ses bras !
Soudain, le pied de la Belle ne fut plus en contact avec le plancher du chariot, et elle bascula en avant contre la poitrine de Tristan, le chevauchant, et cette pulsion en elle fut si violente qu’elle effaça ses pleurs ainsi que les coups sourds que les soldats à cheval leur flanquaient de leurs lanières de cuir, et la Belle se sentit comme vidée de son souffle.
L’instant d’une éternité, elle parut flotter, avoir perdu tout ancrage dans le monde réel, l’énorme chariot de bois grinçant sur ses roues si hautes, les railleries des gardes, la pâleur naissante du ciel qui décrivait une voûte lointaine au-dessus des collines sombres et rondes, et la vision lointaine, incertaine du village tapi sous une brume bleue, lointain, au-dessous. Lever du soleil, martèlement des sabots des chevaux, membres des esclaves à la peau si douce qui se débattaient, s’écrasaient contre ses fesses endolories, tout cela était effacé. Il n’y avait plus que cet organe qui la fendait en deux, la soulevait, la menait, avec une force implacable, vers une explosion de plaisir, assourdissante et silencieuse à la fois. Son dos se cambra, ses jambes se raidirent, ses tétons pointèrent contre la chaleur de la chair de Tristan, et sa bouche était pleine de la langue de Tristan.
Confusément, dans le trouble de l’extase, elle sentit les hanches de Tristan qui adoptaient leur cadence finale, irrésistible. Elle n’en pouvait plus, et pourtant son plaisir était comme fragmenté, démultiplié, lavant tout en elle, comme de l’eau, infiniment. Dans quelque Royaume sis au-delà de la pensée, elle ne se sentait plus humaine. Le plaisir dissolvait l’humanité telle qu’elle l’avait connue. Et elle n’était pas la Princesse Belle, amenée au château du Prince pour y servir en guise d’esclave. Et pourtant, là-dessus, le doute n’était pas permis, car ce plaisir déchirant, c’était bel et bien là-bas qu’elle l’avait appris.
Elle ne savait plus rien, sinon la palpitation de son sexe doux et humide, sinon cet organe qui la soulevait, qui la tenait. Et les baisers de Tristan qui se faisaient sans cesse plus tendres, plus doux, plus insistants. Un esclave en larmes se serrait contre son dos, sa chair brûlante contre la sienne, un autre corps chaud s’écrasait contre son côté droit, et l’ample caresse d’une chevelure soyeuse vint effleurer son épaule nue.
— Mais pourquoi, Belle ? lui chuchota de nouveau Tristan, sans que ses lèvres la quittent. Pour vous être enfuie de la Cour du Prince, vous avez dû faire preuve d’une telle volonté. Vous y étiez trop admirée, trop pleinement accomplie.
Ses yeux d’un bleu profond, presque violets, méditatifs, trahissaient sa répugnance à se livrer tout entier.
Il avait le visage un peu plus grand que celui de la plupart des hommes, à l’ossature puissante, d’une symétrie parfaite, et, pourtant, les traits en étaient presque délicats, et la voix basse et plus impérieuse que les voix de ceux qui avaient été les Maîtres de la Belle. Mais en cet instant cette voix n’exprimait rien d’autre qu’une intimité charnelle, et ses longs cils, où la lumière du soleil laissait des reflets d’or, donnaient à Tristan un air d’enchantement. Il s’adressait à la Belle comme s’ils avaient été compagnons de servitude depuis toujours.
— Je ne sais pourquoi j’ai agi ainsi, chuchota la Belle en réponse. Je ne puis l’expliquer, mais, oui, cela devait être de mon plein gré.
Elle lui embrassa la poitrine, rapidement, elle trouva ses tétons et les embrassa, puis elle les suça avec force, l’un après l’autre, tant et si bien qu’elle sentit son organe cogner à nouveau contre elle alors même que, d’une voix feutrée, il lui demandait grâce.
Naturellement, les châtiments subis au château avaient été source de volupté ; il avait été excitant d’être ainsi le jouet d’une Cour aussi fastueuse, l’objet d’une impitoyable attention. Oui, tout cela avait été envoûtant, troublant, ces battoirs et ces lanières de cuir ouvragés d’exquise manière, et les marques qu’ils laissaient sur la peau, cette punition rigoureuse qui l’avait si souvent laissée en pleurs, le souffle coupé. Et puis, après coup, les bains chauds et odorants, les massages aux huiles parfumées, les heures de demi-sommeil au cours desquelles elle n’osait pas même envisager les tâches et les épreuves qui l’attendaient.
Oui, cela avait été grisant, séduisant, et terrifiant.
Assurément, elle avait aimé le Prince Héritier, sa haute stature, ses cheveux noirs, ses insatisfactions mystérieuses et indicibles, et la douce et ravissante Dame Juliana, ses jolies nattes blondes, qui tous deux avaient été des tourmenteurs si talentueux.
Alors pourquoi la Belle avait-elle rejeté tout cela ? Pourquoi, lorsqu’elle avait aperçu Tristan dans cette cour du château où on les avait retenus sous bonne garde, au milieu d’une foule de Princes et de Princesses désobéissants, tous condamnés à être vendus aux enchères au village, avait-elle désobéi volontairement afin d’être envoyée au village avec eux ?
Elle pouvait encore se rappeler la description sommaire que Dame Juliana lui avait faite du sort qui les attendait.
« On accomplit là les tâches misérables des domestiques. La vente elle-même a lieu dès leur arrivée, et vous pouvez aisément vous imaginer que même les mendiants et les plus communs des rustauds, venus de tous les environs du bourg, sont là pour y assister. Pardieu, tout le village se déclare en congé. »
Et puis cette remarque étrange du Maître de la Belle, le Prince Héritier, qui n’avait certainement pas songé un seul instant, à ce moment-là, que la Belle se placerait bientôt d’elle-même en situation de disgrâce : « Ah, mais en dépit de toute sa rudesse et de toute sa cruauté, lui avait-il dit, c’est là un châtiment sublime. »
Étaient-ce ces mots-là qui avaient causé sa perte ?
Brûlait-elle du désir de se retrouver précipitée dans les bas-fonds, fuyant la hauteur de cette Cour, faite de rituels, d’ornements et de ruses, où on lui infligeait coups et humiliations, pour se retrouver en ces lieux reculés où on la tiendrait pour rien, où les humiliations et les coups cinglants tomberaient tout aussi dru, tout aussi vite, mais accompagnés d’un état de dénuement plus complet et plus féroce ?
Naturellement, là-bas, les limites seraient identiques. Même au village, aucun esclave ne devait avoir ses chairs abîmées ; jamais on ne pouvait brûler aucun esclave, et on ne pouvait leur faire à proprement parler aucun mal. Non, simplement, tous ses châtiments allaient se trouver encore rehaussés. Or elle savait désormais très exactement tout ce que l’on pouvait accomplir avec cette lanière de cuir noir d’innocente allure et ce battoir de cuir à la décoration trompeuse.
Mais au village, elle ne serait pas une Princesse. Tristan ne serait pas un Prince. Et les rustres, hommes ou femmes, qui les feraient travailler et qui les puniraient n’ignoreraient pas qu’à chacun de leurs coups gratuits ce serait le vœu de la Reine qu’ils exécuteraient.
Soudain, la Belle se trouva incapable de réfléchir. Oui, cet acte avait été délibéré, mais n’avait-elle pas commis là une effroyable erreur ?
— Et vous, Tristan, dit-elle subitement en tâchant de dissimuler le tremblement de sa voix. N’était-ce pas un geste voulu, de votre part à vous aussi ? N’avez-vous pas provoqué votre Maître de propos délibéré ?
— Oui, Belle, mais derrière cela il y a une longue histoire, répondit Tristan.
Et la Belle put percevoir l’appréhension dans ses yeux et cette crainte qu’il n’était pas non plus à même d’admettre.
— J’étais, comme vous le savez, au service du Seigneur Etienne, mais ce que vous ne savez pas, c’est que voici un an, dans un autre pays (et nous étions alors des égaux), Sire Etienne et moi étions amants.
Les grands yeux bleu-violet se firent un peu moins impénétrables, les lèvres un peu plus chaudes, et il sourit presque tristement.
À ces mots, la Belle eut le souffle coupé.
Le soleil s’était maintenant complètement levé, le chariot avait négocié un virage serré que décrivait la route, la descente se faisait maintenant plus lente, sur un terrain inégal, et les esclaves furent encore plus brutalement précipités les uns contre les autres.
— Vous pouvez imaginer notre surprise, poursuivit Tristan, lorsque nous nous sommes découverts Maître et esclave au château, et quand la Reine, remarquant le rouge qui montait au front de Sire Etienne, me livra immédiatement à son bon vouloir en lui donnant pour ordre impératif de me dresser jusqu’à ce que je sois parfait.
— Insupportable, admit la Belle. L’avoir connu auparavant, s’être promené avec lui, avoir parlé avec lui. Comment pouviez-vous vous soumettre ?
Tous ses Maîtres et toutes ses Maîtresses avaient été pour elle des étrangers, parfaitement établis dans leur rôle, dès l’instant où elle avait compris son impuissance et sa vulnérabilité. Elle avait connu la couleur et la texture de leurs pantoufles et de leurs bottes magnifiques, le ton sec de leurs voix avant de connaître leurs noms ou leurs visages.
Tristan laissa échapper le même sourire mystérieux.
— Oh, je pense que c’était bien pire pour Etienne que pour moi, chuchota-t-il à son oreille. Voyez-vous, nous nous étions rencontrés lors d’un grand tournoi où nous étions opposés l’un à l’autre, et, à chaque passe d’armes, je l’avais vaincu. Lorsque nous chassions ensemble, j’étais le meilleur tireur et le meilleur cavalier. Il en avait conçu de l’admiration à mon égard, me considérait avec grand respect, et pour cela je l’aimais, parce que je connaissais l’ampleur de sa fierté et de l’amour qui égalait cette fierté. Lorsque nous nous accouplions, c’était moi le meneur de jeu.
« Mais il nous fallait regagner chacun notre Royaume. Il nous fallait retourner aux devoirs qui nous attendaient. Nous avons eu trois nuits d’amour volées, peut-être plus, au cours desquelles il s’est abandonné comme un garçon pouvait le faire avec un homme. Après quoi, il y eut des lettres, qui devinrent à la fin trop douloureuses à écrire. Ensuite, ce fut la guerre. Le silence. Le Royaume d’Etienne s’est allié à celui de la Reine. Et plus tard encore, les armées de la Reine arrivèrent à nos portes, et il y eut cette étrange rencontre au château de la Reine : moi, à genoux, dans l’attente d’être donné à un noble Maître, et Etienne, le jeune parent de la Reine, assis en silence à sa droite, à la table du banquet. (Tristan sourit à nouveau.) Non, le pire, ce fut lui qui le vécut. Je rougis de honte de l’admettre, mais, quand je l’ai vu, mon cœur a fait un bond. Et c’est moi qui, par dépit, ai triomphé en l’abandonnant.
La Belle comprenait la chose, parce qu’elle avait agi de même avec le Prince Héritier et Dame Juliana.
— Mais le village, est-ce que cela ne vous faisait pas peur ?
Encore une fois, un tremblement vint lui voiler la voix. Ce village qu’ils évoquaient, à quelle distance s’en trouvaient-ils encore ?
— Ou alors, en fait, était-ce tout simplement le seul et unique moyen de vous libérer ? lui demanda-t-elle avec douceur.
— Je ne sais. Il doit y avoir quelque autre raison à cela, chuchota Tristan, mais alors il s’interrompit, comme dérouté par ses propres paroles. Mais, si vous tenez à le savoir, avoua-t-il, alors sachez-le, je suis terrifié.
Et pourtant il dit ces mots avec un tel calme, la voix si pleine d’une telle assurance, que la Belle n’en pouvait croire ses oreilles.
Le chariot avait pris un autre virage en grinçant. Les gardes avaient conduit leurs montures à l’avant du convoi pour y recevoir les ordres de leur Commandant. Le chariot se balançait lentement, et les esclaves chuchotaient entre eux, toujours bien trop obéissants et bien trop craintifs pour oser se défaire des petits mors de cuir qui leur bridaient la bouche, ce qui ne les empêchait pas de tenir des conciliabules fort animés à propos du sort qui les attendait.
— Belle, reprit Tristan, dès que nous aurons atteint le village, nous allons être séparés, et personne ne sait ce qui peut nous arriver. Montrez-vous aimable, obéissez ; au bout du compte, cela ne peut pas… (Et une fois encore, il s’interrompit, incertain.) Au bout du compte, cela ne peut pas être pire qu’au château.
Et la Belle crut entendre, dépouillée de tout artifice, une réelle nuance d’inquiétude dans sa voix ; mais, pourtant, son visage, lorsqu’elle leva les yeux sur lui, était presque dur, et seuls ses beaux yeux en adoucissaient un peu l’expression. Sur son menton, elle pouvait discerner jusqu’au très léger duvet doré de sa barbe de la veille, et cela lui donna l’envie de l’embrasser.
— Veillerez-vous sur moi après que nous serons séparés, tenterez-vous de me retrouver, ne serait-ce que pour me dire quelques mots ? s’enquit la Belle. Oh, simplement pour me faire savoir que vous êtes là. Toutefois, sachez-le, je ne crois pas que je vais me comporter de manière aimable. Je ne vois pas pourquoi je devrais continuer un seul instant à me montrer aimable. Nous sommes de vils esclaves, Tristan. Pourquoi devrions-nous obéir, dorénavant ?
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. Je crains pour vous.
Loin devant eux s’éleva une rumeur sourde de voix étouffées, le bruit d’une vaste foule, qui leur parvint mollement portées par-dessus les petites collines – la rumeur estompée d’une foire de village, de centaines de conversations, de cris, le grouillement de la multitude.
La Belle se serra tout contre la poitrine de Tristan. Le cœur battant elle sentit une pointe d’excitation s’éveiller entre ses jambes. L’organe de Tristan avait de nouveau durci, mais il n’était pas en elle, et ce lui fut encore un supplice, ayant les mains liées, de ne pouvoir le toucher.
La question qu’elle lui avait posée lui parut soudain dépourvue de sens, et pourtant elle la lui répéta, tandis que le bruit lointain s’amplifiait.
— Pourquoi faut-il obéir, si nous sommes d’ores et déjà punis ?
Tristan entendait lui aussi ces bruits qui s’amplifiaient. Le chariot prenait de la vitesse.
— Au château, on nous a dit qu’il nous fallait obéir, fit la Belle, c’est ce qu’avaient souhaité nos parents en nous envoyant devant la Reine et les Princes en qualité de Tributs. Mais désormais nous sommes de vils esclaves…
— Si nous désobéissons, cela ne fera qu’aggraver notre châtiment, lui rappela Tristan, mais quelque chose, dans l’expression de ses yeux, trahissait l’expression de sa voix.
Ses mots sonnaient faux, comme s’il lui répétait quelque chose qu’il croyait devoir lui dire pour son bien à elle.
— Il nous faut attendre de voir ce qui va nous arriver, fit-il. Souvenez-vous, Belle, qu’à la fin ils sauront nous plier à leur volonté.
— Mais comment cela, Tristan ? demanda-t-elle. Vous voulez dire que vous vous êtes vous-même condamné à cet état et que pourtant vous allez obéir ?
Encore une fois, elle éprouva ce frisson qu’elle avait ressenti en laissant à leur affliction le Prince et Dame Juliana au château.
« Je suis une si mauvaise fille », songea-t-elle. Et pourtant…
— Belle, leurs souhaits prévaudront Souvenez-vous, un esclave entêté, désobéissant, les amusera tout autant. Alors, pourquoi lutter ? insista Tristan.
— Pourquoi lutter, en effet, si c’est pour obéir ? reprit la Belle.
— Avez-vous la force de vous conduire de façon épouvantable sans jamais faiblir ? interrogea-t-il.
Il parlait d’une voix feutrée, pressante, et lorsqu’il l’embrassa de nouveau son souffle était chaud contre son cou. La Belle s’efforçait d’effacer le bruit de la foule ; c’était un bruit horrible, comme celui d’une énorme bête qui sort de sa tanière. Elle trembla.
— Belle, je ne sais pas au juste ce que j’ai fait, lui dit Tristan.
Inquiet, il jeta un coup d’œil dans la direction de ce vacarme effrayant, menaçant : hurlements, vivats, brouhaha des jours de foire.
— Même au château, continua-t-il, ses yeux bleu-violet se consumant maintenant d’une flamme qui aurait bien pu être celle de la peur – ce qu’un Prince courageux ne saurait montrer –, même au château, j’ai trouvé qu’il était plus facile de courir lorsqu’on nous disait de courir, de s’agenouiller lorsqu’on nous disait de nous agenouiller : rien que dans le fait d’accomplir tout cela à la perfection il y avait une sorte de triomphe.
— Alors, pourquoi sommes-nous ici, Tristan ? demanda-t-elle en se dressant sur la pointe des pieds pour lui baiser les lèvres. Pourquoi sommes-nous tous deux de si vils esclaves ?
Et elle avait beau déployer tous ses efforts pour se donner une allure rebelle et brave, elle se serra contre Tristan plus désespérément encore.